dimanche 14 août 2011

Paul Lacombe, Philippe Champault et Emmanuel Todd: l'histoire comme science


Emmanuel Todd se réclame expressément de l'école des Annales de Lucien Febvre et Marc Bloch. Un leplaysien , Philippe Champault, en critiquant ouvertement la façon de faire de l'histoire du pape de l'époque, Seignobos, s'était déjà inscrit dans "l'histoire comme science" avant même les fondateurs des Annales. Il signera en 1913 un article dans la revue de synthèse historique de Henri Berr, revue qui accueille depuis le début Paul Lacombe et depuis 1905, Lucien Febvre et Marc Bloch. Mais débutons ce billet par le vrai précurseur des Annales que fut Paul Lacombe.

En 1920, Henri Berr, animateur de la Revue de synthèse historique publie un long texte en l'honneur et hommage de Paul Lacombe qui vient de décéder. L'occasion est donnée pour rappeler les apports de cet historien atypique: " L'immensité même du savoir acquis par le travail d'érudition lui semblait devoir imposer aux historiens la préoccupation de science: "Il y a urgence, disait Paul Lacombe, à alléger l'esprit humain d'un faix qui devient écrasant. On ne diminue le poids des phénomènes recueillis dans l'esprit qu'en les liant, et ce lien ne peut être qu'une généralisation scientifique (De l'Histoire considérée comme science, p. 31)".


Henri Berr rappelle sa vision: "L'histoire est "un amas de faits hétérogènes; précise Lacombe, on ne fait pas de la science avec ce qui est absolument singulier, unique, dépareillé". Il s'agit en laissant tomber les faits accidentels, antiscientifiques, de chercher, par la comparaison, des similitudes, de se procurer ainsi des faits généraux, et une fois ces faits généraux établis, de les rattacher à leur cause, ou par induction pour par hypothèse et déduction, et de transformer des généralisations empiriques en vérités. Voila la thèse essentielle, qui prétend assimiler la causalité historique à la causalité des sciences physiques et atteindre des rapports constants".(...) Les causes des faits généraux de l'histoire, il ne les cherche pas dans la société, comme Durkheim, il les trouve dans l'homme: il veut traduire les phénomènes sociologiques en termes psychologiques. C'est la science de l'homme générale, la psychologie qui fournit les constantes de l'histoire."
On remarquera ici combien Lacombe se rapproche des leplaysiens, car pour eux, c'est l'homme et son éducation familiale puis scolaire qui fait d'abord la société... Les travaux d'Emmanuel Todd vont dans se sens.


Les institutions par lesquelles l'homme fonde sa destinée sont par ordre d'importance selon Lacombe : Institutions économiques, institutions familiales, institutions morales et juridiques, institutions mondaines, institutions politiques, institutions artistiques et littéraires, institutions scientifiques, institutions religieuses. On remarquera que l'économie se place avant la famille et que l'institution religieuse est très secondaire.




En février 1911, le leplaysien Philippe Champault publie dans la Science sociale une page de méthode qui renouvelle en profondeur la démarche de le play et de Tourville :"« Quand on constate, ce qui arrive tous les jours, dans les travaux antérieurs, des lacunes impossibles à combler, on en tire trop facilement cette conclusion que, dans l'espoir de rendre l'enquête plus complète, il faut la surcharger. « Notons, conservons et reproduisons, se disent les jeunes, toutes les indications familiales que nous pourrons atteindre; l'expérience du passé montre que ce qui parait inutile à l'heure de l'enquête peut être infiniment précieux aux générations futures. » Assurément l'intention est louable, mais de quel fardeau n'accable-t-elle pas les bonnes volontés! Aussi la plupart se laissent effrayer par la tâche, et ils s'abstiennent. Ceux qui ont plus de vaillance prennent néanmoins le bâton du missionnaire ; mais, comme ils ne disposent que d'un temps limité, ils se découragent en constatant qu'ils en consacrent une part considérable à réunir des notes qui ne les éclairent pas; ils ont la sensation de peiner dans le vide. À leur tour, les lecteurs admirent que les pages s'ajoutent aux pages, mais ils bâillent courageusement en les parcourant. Au demeurant, on a beaucoup cherché, on a beaucoup écrit, et l'on s'est fait peu lire ? [1]» Cete précision rappelle celle faite par P. Lacombe citée précédemment.

« Évidemment ce qui manquait le plus ici, s'étaient les clartés directrices; ce que l'on ne voyait pas, et ce que, au point où nous sommes parvenus, il semble facile de voir, c'est que le but vrai et adéquat de l'enquête monographique est d'atteindre le type familial. Si l'enquêteur n'a pas atteint ce type, il n'a rien fait; et ce qu'il a atteint en deçà, au delà ou à côté, l'a égaré dans des détails toujours secondaires, et parfois inutiles. »
« Puis viendra l'étude de tout ce personnel dans l'orientation des jeunes, la succession sur place, l'essaimage, la migration, l'émigration surtout, même temporaire, et principalement définitive, les établissements et entreprises, le mariage, les naissances, les décès et la transmission des biens. Si l'on se reporte à ce que nous venons de dire, il n'y a qu'un instant, il est clair que l'on aura ainsi le jeu de la fonction familiale principale, de l'éducation, par ses manifestations et ses conséquences les plus importantes, les plus faciles à saisir et les plus révélatrices. Et ce jeu de la fonction éducatrice conditionnera, et par conséquent manifestera, presque tous les faits relatifs à la natalité, c'est-à-dire au jeu de cette autre fonction fondamentale, la procréation. ».
A propos de rôle de l'histoire, Champault est très clair et va dans le sens de P.Lacombe:" L'histoire n'est pas autre chose que l'étude des sociétés, c'est à-dire des groupements humains, dans le passé. Son domaine est donc tout simplement une portion d'un domaine plus vaste qui appartient en propre à notre science. Au surplus, les études historiques vraiment dignes de ce nom, celles qui ne visent pas simplement à la mise en scène pittoresque des faits et des hommes sensationnels, celles qui veulent être autre chose que le roman de l'histoire, se ramènent à deux types : reconstitution d'une société ou d'une institution sociale.(...) Ces deux types d'études-là sont manifestement de chez nous.
"Il est facile de voir ce que l'histoire va gagner à son incorporation à la science. D'abord elle n'y perd rien, ni sa critique des documents de toute sorte, ni ses sciences auxiliaires, ni son droit aux vues synthétiques et philosophiques; tout cela en est au contraire rectifié, vivifié et éclairé. Puis elle découvre une succession féconde de causes et d'effets là où jusqu'ici elle n'avait vu que des faits, et voici qu'elle saisit des lois là où elle avait cru à des successions fortuites ou libres. Bientôt son attention va des phénomènes de surface aux phénomènes de profondeur; elle comprend que les premiers, plus brillants, et dont elle s'est trop occupée jusqu'ici, ne forment pourtant que les accidents de la vie des peuples; tandis que les seconds plus obscurs, qu'elle a trop négligés, composent la trame continue de cette même vie, et l'expliquent depuis la naissance, à travers les vicissitudes des phénomènes d'accroissement, jusqu'à l'apogée, jusqu'à la décadence. Et, du même coup, toute sa tâche en est bousculée : on pourrait dire que la critique change de pôle.


"Évidemment en toutes ces tâches historiques qui sont bien à elle, la science sociale ira plus loin que ne pouvait faire l'histoire classique; grâce à un meilleur outillage, elle aura mieux utilisé les documents, et par suite elle aura plus de lumières ; ayant plus de lumières, elle pourra, elle devra, affirmer davantage. Les classiques ne comprendront pas la portée de ses arguments ; ils s'esclameront et crieront à l'imagination fantaisiste. Je le sais, hélas ! par expérience. Mais qu'importe? Un jour ou l'autre, il faudra bien qu'ils se rendent; en face du Lebel, le fusil à pierre est démodé!". 

Dès les premiers pas du groupe de la Science sociale, le rapport à l'histoire avait été abordé par Edmond Demolins, lui même historien:La Revue fait ainsi, mois par mois, un livre, qui peu à peu se complète, qui renouvelle l'histoire : elle fait un livre qui restera. Depuis combien de temps ne proteste-t-on pas contre les procédés des historiens qui ne nous montrent que la surface des choses, ou qui nous décrivent, sans nous les expliquer, les détails de la vie sociale? On réclame la restauration de l'histoire : eh bien, la voilà! ". la Science Sociale, Ou en est l'école de Le Play, décembre 1886.



Les premiers travaux d'Emmanuel Todd, Historien, témoigne de la proximité de sa démarche avec Paul Lacombe et Philippe Champault. Lorsqu'il formule son intuition fondatrice du rapport étroit qu'entretient la famille communautaire et l'acceptation du communisme, il vise alors à tester si la corrélation entre un type familial et une vision idéologique de la société marche.
Son approche suit les pas de Lucien Febvre: "L'historien ne fouille pas le passé “comme un chiffonnier en quête de trouvailles", mais part avec en tête une hypothèse de travail à vérifier. [...] Le fait en soi, cet atome prétendu de l’histoire, où le prendrait-on? L’assassinat d’Henri IV par Ravaillac, un fait? Qu’on veuille l’analyser, le décomposer en ses éléments [...] : comme bien vite on verra se diviser, se décomposer, se dissocier un complexe enchevêtré... Du donné? Mais non [...] de l’inventé et du fabriqué, à l’aide d’hypothèses et de conjectures, par un travail délicat et passionnant.” Lucien Febvre, Combats pour l’Histoire
E.Todd doit d'abord identifier clairement les différents types familiaux existants avant d'envisager des corrélations, tel que P. Champault l'avait proposé aux leplaysiens: " Lorsque j'eus l'idée d'une coincidence entre préexistence d'un type familial communautaire exogame et l'implantation, à l'époque de la modernisation, de l'idéologie communiste, je ne disposais que de données anthropologiques partielles. Je connaissais l'allure générale des systèmes familiaux russe, chinois, toscan, serbe, français du nord, anglais, allemand, japonais, suédois, français du sud. Mais le reste de la planète était pour moi une page blanche. J'ai donc du m'enfermer, pendant six mois, dans la bibliothèque du musée de l'homme, pour inventorier les types familiaux qui m'étaient inconnus. J'aurais pu, a chaque étape, être confronté à uns structure familiale infirmant mon hypothèse. Sous le communisme vietnamien j'aurais pu trouver un système familial non communautaire. Ce dépouillement plein de suspense, menant du centre au sud de l'Europe, de l'Asie à l'Amérique latine, a duré suffisamment longtemps pour que s'enracine en moi la conviction que l'hypothèse fonctionnait, avec une puissance et une régularité étonnantes. Je m'étais mis dans une situation où j'aurais pu être confronté à de multiples reprises (mais une fois aurait suffit) à la fausseté radicale de mon hypothèse. Cette situation, inhabituelle dans les sciences sociales par sa simplicité, n'est au fond que celle d'une vérification scientifique ordinaire."  La diversité du monde, 1999.
La carte mondiale des différents types familiaux établie, il s'emploie alors à une interprétation des différentes trajectoires des sociétés à la lumière des types familiaux rencontrés. E.Todd croit donc à la force historique des mentalités que l'on peut identifier à l'état naturel au sein de la vie sociale familiale autour de 4 marqueurs (liberté, autorité, égalité,  inégalité), révélé par l'observation des relations entre les parents et les enfants (autoritaires ou libérales) et par l'observation des relations entre les enfants infléchies par les parents (égalité entre les enfants ou inégalité). Deux indicateurs viennent renforcer son observation et sa classification des familles, la corésidence des générations sous le même toit qui renseignera du caractère autoritaire ou libéral de la famille et la répartition de l'héritage familial qui renseignera sur la vision égalitaire ou inégalitaire entre les enfants.


La publication de l'Invention de l'Europe en 1990 sera une démonstration du genre par la profondeur historique (1500-1980) et la maitrise de l'espace (l'Europe de l'Ouest).



[1] P. Champault, La Science sociale, Pages de méthode,  fev 1911, p. 10

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