dimanche 23 janvier 2011

Monographie d'un électeur du Front National

Cette étude s’articule autour de trois entretiens réalisés avec Alexandra T., électeur régulier du Front National, au cours du printemps 2008. Ces entretiens visent explicitement à recueillir le témoignage intime des grandes étapes de la vie de l’enquêtée, la connaissance de sa famille élargie, ses ressentis et ses opinions dans le but d’exposer en quoi la vie et la personnalité d’ Alexandra T. pourraient expliquer sa prise de position protestataire.

Le récit de sa vie
Alexandra. T est fonctionnaire administrative dans une petite ville de la banlieue est lyonnaise. Elle vit là avec son mari et ses deux enfants, propriétaires d’une villa au sein d’un lotissement calme de la ville. Elle est originaire, tout comme son mari, du pays Roannais qui recouvre la partie Nord-Ouest du département de la Loire. Le couple déjà marié est venu s’installer à la fin des années 70 dans la région lyonnaise suite à l’affectation de son mari, ouvrier d’Etat. A la cinquantaine, Alexandra T. a élevé deux enfants. Une fille qui fête ses 25 ans et un garçon de 21 ans. Elle me reçoit fort gentiment chez elle, une villa d’allure classique située dans un lotissement, décoration sobre et parfaitement entretenue. D’allure sportive, volontiers souriante et chaleureuse Alexandra. T parle directement, sans
détour, et n’a visiblement aucun complexe à dire réellement ce qu’elle pense même si cela n’est pas « politiquement correct ». Elle exprime une certaine satisfaction à s’épancher sur sa vie, ses valeurs, sa vision des hommes et du monde et avoue elle-même son penchant bavard. Sa présence est sincère et ses souvenirs sont souvent chargés d’émotion. On sent cette personne facilement à fleur de peau, prise par une certaine nostalgie douce du passé. Les réalités du monde l’effraient et préfère ne pas voir, ne pas écouter, pour mieux se protéger. Il y a de la déception dans son regard et ses mots. Elle n’a plus confiance aux institutions civiles, politiques ou religieuses, a-t-elle confiance encore en l’Homme ? Assurément, mais la belle destinée humaine ne lui fait plus illusion et l’avenir la rend pessimiste. Les promesses de son enfance campagnarde heureuse se sont heurtées durement aux mouvements d’une grande métropole et aux grandes mutations du début du XXI° siècle. C’est une contestataire de l’ombre que l’on n’entendra jamais se plaindre, mais ressent les dérives et le délitement de notre monde avec douleur et révolte.

(...)

Retour sur la vie d’Alexandra T.
Ce n’est pas l’individualisme anthropologique d’Alexandra T qui explique à lui seul sa position protestataire. Dans les régions françaises où le type familial est majoritairement complexe, signe d’une mentalité holiste, certaines d’entre elles votent massivement Front National. L’hypothèse avancée souhaite montrer que cette mentalité individualiste de tradition familiale est, combinée à d’autres facteurs, un terrain favorable à une réaction de rejet d’une population immigrée devenue française en laquelle notre protestataire ne se reconnaît pas. Née en 1958, la génération dont elle fait partie a vu tomber un monde qui avait fait son enfance et la vie de ces ancêtres, un monde qu’elle a perdu. Le démantèlement des grandes industries, la disparition de son métier de couturière, le chômage de masse, le changement de visage des Français, la mondialisation. Ses repères se sont évanouis y compris celui de la valeur travail qui l’a toujours tenue. Cette valeur s’inscrit comme un véritable marqueur identitaire, elle qui quitta sa région et son métier initial de couturière, tradition familiale. Notre contestataire cultive cette valeur travail et l’érige en modèle pour ses enfants, comme ses parents l’avaient fait pour elle :« Quand je suis arrivée à Lyon en 79, je pouvais pointer au chômage, mais comme avec mes parents il fallait bosser, alors j’ai travaillé à Casino. Même pour moi, c’était la honte d’être au chômage. ». Elle a toujours vu ses parents travailler et les entendre parler des vertus du travail. C’est une ressource d’argent certes, mais aussi et peut être plus que tout une manière de vivre et de s’affirmer. Elle tient des propos très sévères sur l’ensemble des mesures d’assistanat qui selon elle n’incite pas à travailler. C’est la condition actuelle de sa mère qui la touche, « elle qui a travaillé toute sa vie pour toucher une retraite de misère alors que d’autres obtiennent des aides à tour de bras sans rien faire. ». Sans le dire ouvertement, elle déplore les conditions de son propre métier qui ne dépend pas de ses efforts, mais de la « bonne combine et du copinage ».
Elle a ancré en elle l’idée que le travail est émancipateur, malheureusement cela fait bien longtemps qu’Alexandra ne fait plus de sa propre activité professionnelle un élément de réalisation personnelle. C’est tout un pan de sa personnalité auquel elle a renoncé. Que dire de l’identité française en laquelle elle peine à se reconnaître, elle qui se juge d’abord « gauloise ».
Il ne faut pas oublier que le discours du Front national vise directement les populations immigrées tout en affirmant la valeur de l’identité française. Deux faces du même phénomène, dont le Front National est le porte-parole, le porte-drapeau, et qui a fait mouche auprès de notre contestataire. Alexandra T. a perdu un monde comme la population immigrée a perdu le sien en quittant leur pays. Personne n’a défendu ce monde français sur son propre territoire, pire encore, un discours de repentance et résignation l’a même dénigré. Laisser voir se diluer l’identité française sans réaction c’était se renier une nouvelle fois, protester et réagir vivement c’était reprendre pied dans ce nouveau monde pour exister.

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