dimanche 23 janvier 2011

La science de la société de Tocqueville et Le Play


Les raisons de rapprocher deux grands artisans d’une œuvre sociologique magistrale, différentes à bien des égards, ne vont pas de soi. Alexis de Tocqueville est aujourd’hui à l’honneur et reconnu comme l’un des grands penseurs français de la société moderne. Il est enseigné à l’Université comme dans le secondaire et il est bien difficile d’échapper à ses analyses lorsqu’on étudie les Sciences humaines et sociales. Frédéric Le Play, même si son buste trône dans le jardin du Luxembourg et qu’une avenue de Paris porte son nom, ce contemporain de Tocqueville est lui considéré au mieux comme un animateur du catholicisme social, mais plus souvent comme un réactionnaire traditionaliste à éviter. Les écrits de Tocqueville peignent une grande fresque dont les lignes se forment sous ses yeux alors que Le Play consigne consciencieusement le détail des budgets des familles ouvrières européennes.


Les deux hommes ont pourtant plus de points communs qu’il n’y paraît. Né en 1805, Alexis de Tocqueville, issue d’une grande famille aristocrate normande, s’interroge sur les destinées de la société française après les grands troubles de 1789 et de 1830. Il part en Amérique pour un voyage d’études, avec son Ami Beaumont, guidé par son intuition qui l’invite à regarder vers l’Amérique comme un miroir de l’évolution de la société française. D’une année son cadet, Frédéric Le Play naît en 1806 dans une famille elle aussi normande de très longue date. À quelques mois des journées de Juillet, il entame une série de voyage en Europe pour trouver les meilleures constitutions sociales et les offrir à son pays en proie aux violences civiles régulières. Ces deux Normands de souche souhaitent comprendre pourquoi et comment la France est devenue ce qu’elle est, pointent les écueils et proposent des remèdes. Ces hommes de réflexion et d’étude sauront aussi livrer des combats politiques. Tocqueville sera parlementaire et même un ministre des Affaires étrangères éphémère ; Frédéric Le Play deviendra conseiller d’État, proche collaborateur de Napoléon III puis Sénateur[1].
Au-delà de leurs semblables destinées, les deux hommes se connaissent et s’apprécient. Leurs amis communs, Victor Lanjuinais et Jean Reynaud les réunissent avec Montalembert, Augustin Cochin, François Arago ou encore le chimiste J.B. Dumas. Ils décident d’ailleurs de former un petit club de réformateurs afin d’offrir une voie médiane entre le conservatisme et l’utopie[2]. Frédéric Le Play conserve le fidèle souvenir des entretiens qui se renouvèlent de 1840 à 1848, chez Victor Lanjuinais : « Tocqueville y exprimait avec chaleur le mépris que lui inspiraient ces histoires de la Révolution, où la réussite et l’insuccès des entreprises sont pris pour critérium du bien et du mal. En 1855, après la publication des Ouvriers européens, il mit la même ardeur à renouer les rapports que les événements de 1848 avaient interrompus. Il m’avoua qu’il s’associait depuis longtemps à mes conclusions principales. Il m’exprima, ainsi qu’à Montalembert, le regret de ne les avoir pas encore déclarées et le désir de les propager de concert avec nous[3].» Le même Montalembert rapprochera la dimension des deux œuvres. Parcourant La Réforme Sociale en France de Le Play il confie à A. Cochin : « Je lis le livre de Le Play, et j’en suis émerveillé… Il n’a pas paru de livre plus important et de plus intéressant depuis le grand ouvrage de Tocqueville sur la démocratie ; et Le Play a le mérite d’avoir bien plus de courage que Tocqueville, qui n’a jamais osé braver un préjugé puissant… Il faut que vous lui rendiez pleine justice, et que nous adoptions son livre comme notre programme, sans nous arrêter aux dissentiments de détails, qui pourront être assez nombreux[4]. »
Alexis de Tocqueville et Frédéric le Play sont des contemporains aux grandes questions que pose la France après les événements révolutionnaires récents. Ils sont littéralement accaparés par les graves troubles que traversent leur pays et vont investir toute leur intelligence et leur énergie à la résolution d’équations sociales complexes aux inconnues nombreuses. Les deux hommes entrent dans leur œuvre avec la certitude que les libertés civiles et politiques sont vertueuses ; c’est bien dans cet esprit qu’il faut les suivre et les rapprocher, l’origine et les chemins de leur quête sont semblables[5].

(...)

Frédéric Le Play n’a pas la clarté de vue de Tocqueville. Ce dernier est servi par deux intuitions qui entrent en résonance avec le mouvement de l’histoire alors que Le Play s’appuie sur des conclusions scientifiques inexactes ce qui explique l’incohérence du choix de ses modèles. Les continuateurs de Le Play mettront par exemple en évidence la profonde divergence qui existe entre la famille pyrénéenne et la famille anglaise. La première n’encourage pas l’émancipation individuelle de l’enfant, la deuxième oui[46]. Frédéric Le Play avait pris comme seul critère l’attribution de la succession à un seul héritier comme signe de la famille souche, les leplaysiens démontreront que le degré d’émancipation du futur adulte est l’un des premiers critères d’analyse pertinent des modèles familiaux. Comme Tocqueville, Le Play revendique les libertés locales et les libertés fondamentales qu’il constate en Angleterre, mais son erreur de classification et sa lecture contradictoire du mouvement de l’histoire créent une œuvre incohérente donc incomprise.
Il ne faut cependant pas voir l’œuvre de Le Play comme celle de Tocqueville. Ce dernier construit un système intellectuel servi par le génie de ses intuitions et la lucidité de ses observations alors Le Play fonde les bases d’une science pressée par la réforme. Il croit ses conclusions vraies parce que sa démarche est proprement scientifique, là est son erreur. Pour comprendre son génie, il faut mesurer l’évolution et la portée de son école scientifique qu’il fonde sur son postulat simple.
Tocqueville a reconnu l’action de la révolution démocratique des esprits sur le mouvement de l’histoire, il a compris le rôle capital des mœurs, et de l’état social d’un pays dans la défense de la liberté face aux dérives absolutistes potentielles que cette révolution entraîne. Il a touché du doigt l’influence originelle de l’état social primitif qu’est le type familial sur les mœurs et l’état social général d’une société ; Frédéric Le Play et ses continuateurs n’ont jamais cessé de l’affirmer.

Si la liberté reste à la surface de l’océan démocratique américain c’est qu’elle est devenue une balise prévenant des écueils. La défense de la liberté aux États-Unis est consubstantielle à l’état social du pays. Comparant sur le continent du Nouveau Monde l’évolution des Anglo-américains, des hispanophones et des Français, Tocqueville aperçoit : « Chez d’autres peuples de l’Amérique les mêmes conditions de prospérité que chez les Anglo-américains, moins leurs lois et leurs mœurs, et ces peuples sont misérables. Les lois et les mœurs des Anglo-américains forment donc la raison spéciale de leur grandeur et la cause prédominante que je cherche[47]. ». Quelle est l’origine de ses mœurs si favorables à la prospérité sociale ? Tocqueville n’apportera pas de réponse claire, les leplaysiens y verront l’oeuvre de la formation sociale que reçoivent les jeunes anglo-saxons au sein de leur famille.

La révolution démocratique des esprits est bien à l’œuvre encore aujourd’hui. Concentrée dans les sociétés d’origine européenne du temps de Tocqueville, elle s’est mondialisée à la fin du XIXe siècle par l’extension du monde occidental[48]. Elle a rencontré sur son chemin des formes d’opposition qui a dramatiquement ponctué tout le XXe siècle. Cette révolution démocratique reste néanmoins durable, elle parle à l’humanité de chaque homme d’où sa force.

Frédéric Le Play reprochait à Alexis de Tocqueville de ne pas conclure, de ne pas s’engager sur la voie réformatrice : « Malheureusement, M. de Tocqueville était en même temps convaincu qu’un écrivain tenterait vainement aujourd’hui de réagir contre les idées fausses qui minent notre société, et qu’il n’aboutirait, en montrant la vérité, qu’à se discréditer devant l’opinion publique[49]. » C’est en voulant montrer certaines « vérités » très contestables que Frédéric Le Play s’est discrédité. Ce discrédit ne reflète cependant pas l’influence actuelle de son apport scientifique et celui de ses continuateurs. Les références scientifiques de l’ingénieur se multiplient et son approche sociologique est reprise. L’œuvre d’Alexis de Tocqueville a connu une longue période d’ombre, il semble que la mise à l’index de Frédéric Le Play s’achève. Si l’écoulement de l’histoire donne raison au génie de Tocqueville, la reprise des travaux de l’école leplaysienne et la continuité scientifique qu’elle offre, célèbre la « pré-science » de Le Play. Il apparaît que la force intelligible des écrits de Tocqueville et la puissance scientifique de l’approche leplaysienne se nourrissent aujourd’hui l’une et l’autre dans la lecture du mouvement des sociétés actuelles.


[1] Tocqueville est parlementaire de 1839 à 1851. Il est ministre des affaires étrangères de juin à octobre 1849. Il quitte les affaires publiques après le coup d’état du prince Louis-Napoléon. Frédéric Le Play devient conseiller d’Etat en décembre 1855 et Sénateur en décembre 1867. Il sera aussi à la tête d’une entreprise minière et président de l’exposition universelle de Paris de 1867.
[2] Initiative rapportée par Antoine Savoye dans sa présentation de la réédition de la Méthode sociale de Frédéric Le Play chez Méridiens Klincksieck, 1989, p. 23.
[3] Préface de Frédéric Le Play, Claudio Jannet, Les Etats-Unis Contemporains ou les mœurs, les institutions et les idées depuis la guerre de sécession, E. Plon, 1876.
[4] Lettre du 10 Octobre 1864.
[5] Si les idées libérales de Tocqueville sont bien connues, celle de Le Play le sont moins. Ce dernier critique la centralisation et l’ingérence de L’Etat dans les affaires d’ordre privées, il défend les libertés locales, la Liberté d’Association, la Liberté de la Presse, la Liberté de l’Enseignement, même si Jean-Luc Coronel de Boissezon voit dans Frédéric Le Play « un théoricien précoce du gouvernement de l’ordre moral sous la Troisième République », in Frédéric Le Play, parcours, audience, héritage, Mines Paris ParisTech, 2007, p.134.
(...)
[46] L’anthropologue et historien anglais Alan Macfarlane a, au cours de ses travaux sur son propre pays, mis en évidence le caractère émancipateur de la famille anglaise du XVIIe siècle. Lire à ce sujet, The family life of Ralph Josselin, Cambridge University Press, 1970 et Marriage and Love in England, Basil Blackwell, 1987.
[47] D.A I, p. 415.
[48] Si l’on se réfère au modèle anglo-saxon, plus qu’une égalité des conditions, il semble que mouvement irrésistible décrit par Tocqueville prenne davantage le visage d’une égale liberté où c’est l’affirmation des libertés individuelles qui agit. L’égalité des conditions ne serait alors que l’une de ses conséquences.
[49] La Réforme Sociale en France, t. I, p. 237.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire