samedi 4 août 2012

L'éducation anglaise, par Pierre de Coubertin

Communication faite à la société d'économie sociale de l'école leplaysienne le 18 avril 1887.

Mesdames, Messieurs.
En abordant le sujet de cette conférence mon premier devoir est de délimiter, dans un champ si vaste, l'espace que je me propose d'étudier spécialement.
En effet ce n'est pas suffisant de borner à la seule Angleterre mes investigations. En Angleterre comme ailleurs l'éducation revêt différentes formes ; elle est primaire ou secondaire, privée ou publique, générale ou professionnelle. 11est vrai que ces distinctions ont en ce pays une moindre importance que chez nous par exemple : il y a des principes généraux, des tendances identiques qui percent dans la manière dont n'importe quel Anglais, riche ou pauvre, élève ses enfants, c'est ce qui fait que le terme d'éducation anglaise, tout vague qu'il puisse paraître, a cependant un sens déterminé et répond à un système bien défini. C'est de l'éducation publique générale et secondaire que je veux, ce soir vous entretenir. Mais je ne pousserai pas plus loin la classification et n'adopterai pas la quadruple division donnée par Mgr Dupanloup : éducation religieuse, intellectuelle, disciplinaire, physique. Rien n'est plus contraire à l'esprit de l'éducation anglaise : la religion y tient une grande place, mais une place à part ; la discipline s'y entend de certaines règles d'ordre intérieur, voilà tout. Ce que l'éminent évêque d'Orléans trouve si nécessaire dans les collèges français, les Anglais l'écartent comme dangereux et contre nature. Ils repoussent cette réglementation de tous les instants qui n'exige que, 1a pratique de l'obéissance — une vertu dont, on tant que vertu, ils ne m'ont jamais paru faire grand cas ni même comprendre la nature. ils écartent notamment la discipline préventive que leurs instincts se refusent presque absolument à admettre dans le gouvernement aussi bien que dans les collèges.
Quant au développement physique, non seulement il occupe dans leur système une place extrêmement importante, mais il réagit sur tout l'ensemble et remplit un rôle moral très efficace. Je prononcerai sans doute les mots « Education sociale ». Ils n’ont pas pris en France une sens bien précis ; en Angleterre ils répondent au but que se proposent les instituteurs de la jeunesse qui est de la faire entrer dans le monde de plein pied et sans secousse et de l’habituer dès l’enfance à la vie sociale.  (…)

I

Instruire n'est pas élever. — Entre « l'instruction qui donne des connaissances, pourvoit l'esprit et fait des savants, et l'éducation qui développe les facultés, élève l'âme et fait des hommes (1) » il y a une différence profonde. Cela pourrait passer pour une vérité de M. de la Palice si de nos jours, en France, une déplorable confusion ne s'était établie entre ces deux notions ; on a pu le dire hier, on peut encore mieux le répéter aujourd'hui : « L'instruction est tout, l'éducation, rien». Or la fin suprême des maîtres anglais, c'est de faire des hommes et de les amener ensuite à s'instruire eux-mêmes ; du caractère et une bonne méthode, voilà leur but. Toutefois, il serait erroné de croire que ce principe les amène à négliger le travail; mais l'extrême différence qu'ils reconnaissent entre l'instruction et l'éducation fait que l'une est séparée de l'autre, qu'elles ne marchent pas ensemble, qu'elles ne sont surtout pas également réparties sur les diverses périodes de la vie. (…)Aux yeux des Anglais la vie de collège n'est admissible qu'à condition d'être une continuation de la vie de famille ; prendre un enfant, l'enfermer avec d'autres enfants, le sevrer absolument de toute communication avec les siens et avec le monde extérieur, c'est pour eux une monstruosité. Il faut entourer les collégiens de tout le comfort possible, veiller à ce qu'ils ne perdent aucune des habitudes de la bonne société, à ce qu'ils ne négligent aucun des soins hygiéniques et même des recherches dont on a entouré leur enfance. Dans les public schools, et c'est là le principal point de différence avec les écoles congréganistes, les élèves sont disséminés chez les professeurs, lesquels en ont chacun entre dix et trente ; s'ils sont trop nombreux pour dîner chaque jour avec lui, il les invite au moins à prendre le thé. Il m'est arrivé de m'asseoir à ces tables : le service est parfait, la nourriture simple, mais excellente ; on n'entre pas en rang, on ne regarde pas les étrangers avec des yeux ébahis, parce qu'on a l'habitude d'en voir et qu'on sait être poli et faire gracieusement les honneurs. A Eton je me souviens dans une de ces maisons appelées loarding homes d'avoir été frapper à la porte d'un garçon de ma connaissance sous la conduite de la fille du professeur qui est entrée avec moi et a fait un bout de causette ; mon jeune hôte revenait du cricket et avait eu l'étonnante idée de se laver les mains et le toupet de demander de l'eau chaude, encore ! Comme c'est efféminé, n'est ce pas? Que voulez-vous ? Les Anglais se sont aperçus que quand on ne donnait pas d'eau chaude aux enfants, les enfants ne se lavaient pas, voilà tout !

II

Deux choses dominent dans le système anglais, deux choses qui sont en même temps les moyens de remplir ce programme : La liberté et le sport. La route que parcourt l'enfant français pour arriver à l'émancipation est bordée de murailles entre lesquelles le regard est prisonnier et ces murailles cessent subitement. Les Anglais prennent soin au contraire d'enlever toute contrainte; à peine au moment psychologique où l'adolescent devient homme une petite barrière lui indique-t-elle le danger du précipice; car c'est un fait que chez eux si les écoliers sont plus libres, les étudiants sont moins libres que chez nous. Mais il importe de ne jamais cacher le monde aux enfants ; d'ailleurs cacher le mal, c'est le souligner, de même que mettre un rideau sur une peinture déshabillée c'est amener vos fils à le soulever et leur donner ainsi la notion de ce qui est défendu. L'éducation doit être, je le répète, la préface de la vie. L'homme sera libre ; l'enfant doit l'être aussi. Il s'agit de lui apprendre seulement à user de sa liberté et à comprendre son importance.  (…)

III

J'en viens maintenant, Messieurs, à ce qui me paraît le plus digne de remarque dans l'éducation anglaise ; je veux dire au rôle qu'y joue le sport. Ce rôle est, à la fois, physique, moral et social ; et nous avons un double motif de le considérer ici, car je crois que si quelques réformes peuvent être espérées dans notre système, c'est par là seulement qu'elles pourront être introduites ; il me semble même voir un courant se dessiner dans ce sens qu'on pourrait utiliser très avantageusement. Le sport, c'est le mouvement, et l'influence du mouvement sur les organes est une chose dont l'évidence s'est manifestée en tout temps (…) Revenons à l'éducation. Thomas Arnold, que je demande la permission de faire entrer en scène encore une fois, s'était posé la question suivante : « Peut-on hâter la transformation qui fait de l'enfant un homme sans par là courir le risque d'écraser ses facultés physiques et intellectuelles ? » et cette question l'a longtemps tourmenté. Il sentait bien que tout garçon doit passer par une époque critique, et il était persuadé que les public schools ont l'avantage de pouvoir avancer cette époque. A ses yeux rien de pire que l'esprit qui prend de l'avance sur le corps ; 1,'intelligence en se développant doit trouver une enveloppe large qui ait la force de la contenir et de résister à son expansion ; il faut que l'enfant soit encore enfant alors qu'il a déjà un corps d'homme; en un mot il faut se hâter de faire moralement et physiquement un homme de cet enfant qui a de mauvais instincts et des passions dont il subira l'assaut; il faut lui donner des muscles et une volonté prématurés, ce qu'Arnold appelait : « True manliness » ; initiative, hardiesse, décision, habitude de compter sur soi et de s'en prendre à soi-même quand on tombe... toutes qualités qui ne se rattrapent pas et qu'il importe bien plus de cultiver dès la première enfance que de s'évertuer à faire entrer dans de jeunes cervelles des notions scientifiques bien vite disparues précisément parce qu'on les y a mises trop tôt. Quel est l'effet de cette préoccupation ? Comment met-on en pratique de tels principes et surtout quels sont les résultats obtenus ? Toute agglomération d'hommes constitue un ensemble de vices et de corruption, et les enfants, c'est de la graine d'hommes. On se plaint dans nos internats du travail qui est trop pénible, de l'atmosphère qui n'est pas assez pure, des soins hygiéniques qui sont trop négligés : ce sont là des lacunes regrettables, mais ce n'est pas tout, il y a pire que cela : il y a le danger constant que présente la vie en commun. Or, Messieurs, il vous semble peut-être que ce danger n'est guère conjuré par le système anglais que je vous expose; il est bien vrai, direz-vous, que l'air pur de la campagne, une sage modération dans la répartition du travail, l'observance exacte des lois de l'hygiène placent les enfants dans d'excellentes conditions matérielles, physiques ; mais, d'autre part, le manque de surveillance et l'abus do l'indépendance doivent accroître les inconvénients de la fréquentation. S'il n'en est rien, si ces inconvénients au contraire sont plus rares et leur portée amoindrie, c'est par un motif général et puissant qu'il importe de connaître. 11y a là un fait à constater. La pratique déjà longue du système actuel d'éducation n'a donné que de bons résultats : ce sont les public schools qui ont peuplé les universités d'Oxford et de Cambridge de ces jeunes gens à la vertu desquels M. 'Taine rend hommage, voilà une preuve ; mais la principale réside dans le témoignage des hommes que leur position dans le collège et une longue expérience mettent à même d'apprécier mieux que qui que ce soit la moralité dos élèves. Eh bien ! tous ceux que j'ai interrogés à ce sujet ont été unanimes dans leurs réponses ; ils n'ont qu'à se louer de l'état des moeurs et ils déclarent bien haut que le sport en est la cause, que son rôle consiste à pacifier les sens et à endormir les imaginations, à arrêter la corruption là où elle naît en l'isolant, en l'empêchant de s'étaler, enfin à armer la nature pour la lutte. Les esprits comme les corps sont perpétuellement occupés par celte passion qui les entraîne et les subjuge ; et cela est, je le répète, encouragé le plus possible. Les Anglais croient à la nécessité d'un enthousiasme à cet âge; mais ils pensent aussi qu'il n'est pas aisé, si même cela est bon, d'amener les enfants à se prendre d'enthousiasme pour Alexandre ou César; il leur faut quelque chose de plus vivant, de plus réel. La poussière olympique est encore ce qui excite le mieux et le plus naturellement leur émulation; ils poursuivent volontiers des distinctions auxquelles ils voient des hommes faits se montrer fiers de prétendre. — Cela nuit-il au travail non pas seulement par le temps qu'il faut y consacrer, mais par la préoccupation, la pensée constante qui résultent du caractère du tournoi donné aux jeux ? On a dit que la vie du penseur et celle de l'athlète étaient tout l'opposé l'une de l'autre. Pour ma part, j'ai souvent remarqué que ceux qui se trouvaient les premiers dans les exercices physiques, l'étaient aussi dans leurs études; la prépondérance sur un point donné le désir d'être le premier partout ; il n'y a rien de tel pour vaincre que l'habitude de la victoire.
Et puis enfin, si cela est, tant pis vous diront beaucoup d'Anglais qui estiment que l'on se refait intellectuellement tandis qu'on ne se refait pas moralement et que par conséquent l'instruction doit céder le pas devant la morale. Tel n'est pas l'avis de certains « modernes », qui réclament le relèvement du niveau des études au préjudice du sport. Le sport — pour en finir avec son influence sur le moral — a encore pour effet d'exalter les courages : il faut bien se rendre compte que les jeunes gens n'en restent pas toujours à cette bienfaisante et délicieuse fatigue que goûtent les dilettante du métier : il y a des entraînements pénibles, des souffrances réelles, des dangers même affrontés avec insouciance et sang-froid ; c'est un concours d'énergie et un concours de tous les instants : il n'y a rien qui trempe les âmes plus fortement : trop fortement peut-être, car l'énergie peut dégénérer parfois en dureté et en brutalité : c'est le revers de la médaille.
Les jeux fournissent aussi un terrain parfait d'éducation sociale ; leur organisation repose entièrement sur les élèves qui forment entre eux des associations ; ils se cotisent, élisent leurs chefs et leur obéissent ensuite avec un remarquable esprit de discipline. Le président d'un club a mission de régler les matchs et de porter des toasts; le secrétaire convoque et le trésorier rend ses comptes à l'assemblée générale tout un embryon de société. Non seulement on à renouveler le matériel des jeux et à l'entretenir, mais on bâtit d'élégants pavillons contenant un salon et un vestiaire; tout cela est pris très au sérieux et la manière dont fonctionnent ces associations dénote chez les organisateurs un bon sens et une raison dont nos collégiens ne seraient pas capables. La revue du collège publiée par les élèves contient tous les renseignements sportifs et le détail des glorieux combats livrés contre les représentants des établissements rivaux.

IV

J'ai tenté, Messieurs, au début de ce travail, de vous exposer le but poursuivi par les maîtres anglais : passant ensuite aux moyens employés pour atteindre ce but, j'en ai indiqué deux principaux : la liberté et le sport. Vous avez pu vous convaincre que ces deux mots renferment à eux seuls tout le système. (…) Le jeune Anglais qui sort de l'école est ordinairement doué de beaucoup de bon sens ; il est familiarisé avec les grandes lois sociales de ce monde dont il a vu en quelque sorte la réduction, la miniature autour de lui et les théories glissent sur lui sans l'entamer : il a de l'empire sur lui-même, une bonne méthode pour apprendre ce qu'il ne sait pas encore, et dans l'âme beaucoup de naïveté et de fraîcheur. En revanche son sens pratique confine souvent à l'égoïsme, mais ce défaut est plus imputable à la race qu'à l'éducation: seulement le type que j'esquisse en ce moment, c'est un type d'élite. (...) Voilà certes un grand nombre de principes qui sont en désaccord avec les nôtres ; ouvrez n'importe lequel de nos traités d'éducation et vous y verrez que plus les enfants grandissent, plus ils doivent travailler; qu'au collège, le seul moyen de préserver leur innocence, c'est de ne jamais les perdre de vue un seul instant et de mettre en pratique la fameuse maxime : nunquam duo — raro unus — semper très; que le règlement doit ressembler à un indicateur de chemins de fer, que tout y doit être prévu sans laisser place à la moindre indécision, que les lettres doivent toujours être décachetées et le plus souvent lues avant d'être remises aux élèves qui, de leur côté, ne peuvent faire librement leur correspondance ; cherchez un seul de nos collèges où les censeurs, les proviseurs, les préfets des études, etc., ne soient pas multipliés, où il ne faille pas des billets à tout propos pour faire la moindre chose. Et puis jetez les yeux sur un pays tout voisin, aussi chrétien et civilisé que le nôtre : là plus les enfants grandissent, plus ils jouent; — non seulement on les livre beaucoup à eux-mêmes, mais on estime que cela est nécessaire à leur formation physique et morale ; on a pour mot d'ordre cette formule : le moins de règlement possible; — on n'inspecte pas leurs lettres et on les laisse s'abonner à des journaux illustrés et à des revues; —(…) Aux approches de Douvres, on distingue un vallon ondoyant, au centre duquel s'élève la métropole religieuse du Royaume-Uni ; c'est là que ceux auxquels notre gouvernement a voulu enlever l'honneur d'enseigner le culte de Dieu et de la France ont trouvé un asile sous la protection d'un pays vraiment libre. — On a quelquefois éprouvé le regret que cet exil ne profite pas mieux aux enfants qui l'affrontent : il faut la persécution pour qu'un collège français se fonde à l'étranger; ne pourrait-on mettre la circonstance à profit pour élargir un peu le cercle des idées et des coutumes? En tous cas, si les élèves de Cantorbéry ne jouissent pas des bienfaits de l'éducation anglaise, leurs yeux se reposent sur des arbres et sur des champs, leurs poumons aspirent un air vivifiant : c'est beaucoup. Mais il y a des arbres et des champs et de l'air pur en France. Ne verrons-nous jamais se bâtir, sur notre sol, des lycées campagnards — et se fermer ces grandes boîtes de pierre qui sont les Mazas de l'éducation? {Applaudissements).

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